Claustrophobie d'Alfredo





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Iakkhos Hadès était un homme d’une quarantaine d’années, à la silhouette élancée et élégante, au visage fin, coiffé d’une chevelure poivre et sel, légèrement ondulée. Calme et souriant, il donnait de lui l’image d’un homme équilibré et assuré. Ses interlocuteurs tombaient très vite sous l’emprise de sa forte personnalité. Un sentiment de quiétude les habitait et ils le quittaient, l’esprit tranquille.
Le cabinet du docteur Iakkhos Hadès, spécialiste en gériatrie, ne désemplissait pas de la journée.
Il savait mieux que personne écouter les longs bavardages de ses vieux patients. Mal aux pieds, aux jambes, aux bras, vertiges, ménopause, rhumes, grippes, angines, cancers... angoisses... Il régnait sur cette cour des miracles, sur cette cour des maladies, avec une aisance inébranlable. D’un geste, d’un mot, de trois pilules et de deux gouttes, il rassurait ses malades, faisait battre en retraite leurs peurs crépusculaires. Et quand, l’ordonnance dressée, il accompagnait son client jusqu’à la porte de son cabinet, il n’oubliait pas de lui lancer, devant ceux qui attendaient tristement leur tour, une parole tendre et plaisante, une parole qui semblait dire « Voyez comme Monsieur a bonne mine, voyez comme il va de nouveau bien... Il est guéri ! ». Et le vieillard s’enfonçait alors dans le tumulte de la ville, avec au cœur cette pensée joyeuse : « Je vais beaucoup mieux. »

Monsieur Iakkhos Hadès quitta son cabinet médical alors que le soleil disparaissait à l’horizon. Sans hésiter, il grimpa dans sa voiture et mit le cap sur la demeure de son père qu’une grave maladie clouait au lit depuis plusieurs mois.
Parvenu à destination, avant de franchir le portail, il stoppa sur le petit pont qui enjambait le fossé ceinturant la propriété, et fit un signe de la main à Charon, le vieux jardinier, qui curait cette tranchée.
Charon rabattit sur son crâne émacié la capuche de sa pèlerine noire puis, posant la faux sur son épaule, grimpa jusqu’à la voiture. Iakkhos lui offrit une cigarette, comme d’autres donnent une piécette en obole. Charon le remercia et lui ouvrit le portail.
Iakkhos enfila le petit chemin qui traversait le bois. Il stationna devant la maison, sur la cour gravillonnée, escalada les sept marches du perron, franchit le palier et poussa la porte de la maison.
Il comprit, à la vue des mines sombres et défaites de l’infirmière et de la cuisinière, qu’un malheur venait de se produire. Sans prononcer un mot, il marcha droit vers l’escalier, et alors que Madame Eaque, la cuisinière, lançait une longue plainte, il gravit les degrés qui le séparaient du premier étage.
La porte de la chambre n’était pas fermée. Par l’entrebâillement, il vit le visage maigre, flétri, comme froissé de son père. Il n’entra pas immédiatement. Immobile sur le seuil de la chambre, les yeux fixés sur la masse chétive, il laissa dériver son esprit au milieu des récifs tranchants du souvenir.

Au sortir du cimetière, après avoir reçu les condoléances d’une foule d’amis, il s’installa à bord de sa voiture, et, sous le regard compatissant de Madame Minos, l’infirmière, il prit la route de la maison paternelle.
La demeure était vide et silencieuse. Il y régnait une étrange odeur, une odeur de mort.
Sans hésiter, il se dirigea vers la chambre de son père. Son regard tomba sur la couche bosselée de celui-ci. Rhadamante, la femme de ménage, avait tiré avec soin le couvre-lit. Il haussa les épaules.
Brusquement, il se détourna et porta ses yeux vers le grand placard qui faisait face au lit. Un sanglot, quasiment inaudible, s’en échappait.
D’un geste vif, il ouvrit la porte de l’armoire.
Le fantôme était là. Après 35 ans, il était toujours vivant... Et toujours au même endroit.

Il entra et referma, derrière lui, la porte...
Il glissa le long d’une paroi et s’assit sur le socle de la penderie. Ses mains coururent sur le bois du meuble, elles tâtèrent les panneaux et tentèrent de les repousser, de les écarter...
Inexorablement, l’intérieur de l’armoire se refermait. L’espace diminuait. Il sentait peser sur sa tête le haut du meuble, ses jambes ployaient sous la poussée des cloisons, son corps se recroquevillait. L’air devenait rare, brûlant. Sa trachée-artère était en feu... Il étouffait... Il banda ses muscles... Ses mains sautèrent d’une paroi à l’autre, comme cherchant une issue... Il devait résister, il devait empêcher que les cloisons se rabattent, l’enrobent...
Un vertige le terrassa... Etait-il assis au fond d’une armoire ? ... Etait-il couché dans son cercueil ?
Il hurla. Un sanglot le secoua, un sanglot qui se transforma en éclat de rire...
Huit ans... Huit ans... Il avait de nouveau huit ans ! ... Et il était de nouveau consigné dans le placard... Le placard... Et toujours ce même point lumineux au milieu de la nuit...
Il colla son œil contre le trou de la serrure.
La chambre était vide. La maison était déserte et silencieuse.
Il n’aurait jamais plus à batailler contre les monstres qui hantent la nuit. Plus personne ne l’enfermerait dans le placard... Plus personne... Son père reposait à sept pieds sous terre.
Il sortit de l’armoire.

La bête immonde, qui avait élu domicile dans les ténèbres, le dévorait. Elle lui avait méticuleusement grignoté les quatre membres. Il n’était plus qu’une tête et un tronc, sans jambes, sans bras.
Le souffle brûlant de l’animal l’enveloppait. Le monstre tentait de le pénétrer. Il essayait de lui forcer l’anus, de lui perforer le nombril...
Il devinait, à l’atroce douleur, que la tumeur se répandait dans sa poitrine. Il sentait l’horrible grouillement se couler le long de son œsophage, gagner son estomac, atteindre son foie... et la nuit lui rongeait les entrailles.
A chaque inspiration, des lambeaux d’obscurité s’immisçaient en lui. Il en percevait les effets destructeurs sur ses poumons.
Et la nuit enserrait plus violemment encore son frêle corps de vieillard. Et la nuit résonnait d’une palpitation brûlante, d’un tam-tam incessant qui perforait, jusqu’au sang, ses tympans de vieillard.
La bête lui léchait la cervelle.
Il ne restait de lui qu’une tête, une petite tête toute ridée, écrabouillée par l’étau nocturne et baignant dans une mare de peur, de douleur et de folie... Une tête de mort par sept pieds sous terre.

Iakkhos sortit de la maison, traversa le palier du perron, descendit les marches et monta dans sa voiture. Il quitta la cour gravillonnée à faible allure. La voiture prit de la vitesse quand il traversa le bois. Il ralentit avant de franchir le portail de la propriété.
Lorsqu’il franchit le petit pont, Iakkhos poussa un soupir de soulagement. Il venait de franchir la septième circonvolution. Il pouvait s’éloigner des terres maudites qu’elles encerclaient.
A cette heure-ci, la drogue, qu’il avait administrée à son père sept jours durant, afin qu’il paraisse mort, avait cessé de faire effet. Celui qui l’avait, si souvent, bouclé dans un placard avait dû reprendre conscience au fond de son cercueil, sous sept pieds de terre.

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