Par Saint Luc d'Alfredo





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Les stridulations du téléphone réveillèrent Aimé Joseph, alors qu'il se débattait au milieu d'un océan de livres qui menaçait de l'engloutir. Le corps couvert de sueur, il se dressa d'un coup et décrocha le combiné qui reposait sur le chevet.
- Commissaire ?...lança son adjoint Etienne.
- Oui... marmonna-t-il.
- On a de gros ennuis !...Des gosses ont découvert un cadavre !... un cadavre de femme !...
- Un cadavre de femme !...
- Le corps flotte dans le lavoir du Hédas... D'après les premières constatations du légiste, il s'agit d'un meurtre !...
- Dites au légiste de ne toucher à rien !... J'arrive !...
- J'ai déjà envoyé une voiture vous chercher...
Aimé reposa le combiné sur son socle, contempla un moment l'ébonite crème, puis ferma les yeux. Depuis combien de temps n'avait-il pas été confronté à un crime ? Depuis une éternité !
Aimé gagna la cuisine et se confectionna un café. Il fixa, un moment, le coin de ciel gris qui se découpait dans la fenêtre. Comme tous les ans, à pareille date, le salon du livre ouvrait ses portes. Cinq ans plus tôt, ce même jour, lors d'une conférence autour d'un auteur en vogue, sa femme avait rencontré l'attaché de presse avec lequel elle vivait depuis.



Le commissaire Aimé Joseph descendit prestement du véhicule de police qui s'était garé sur le parking Récaborde, parmi la dizaine de voitures de la rue O'Quin. Ses yeux parcoururent les hautes façades lépreuses, percées de fenêtres aux volets blanchâtres, qui telles des murailles ceinturaient le ravin du Hédas, cet ancien cloaque miséreux, devenu, au fil du temps, le rendez-vous de tous les noctambules. Une sensation désagréable, matissée d'un zeste de claustrophobie et de dégoût, l'envahit. Il frissonna.
Aimé salua d'un geste les collègues qui s'affairaient fébrilement aux alentours du lavoir, à la recherche d'indices.
- Vous avez déniché quelque chose ? demanda-t-il à l'un d'eux.
Ce dernier haussa les sourcils et secoua la tête.
- Par ici commissaire !... lui indiqua Etienne qui l'attendait devant les marches du lavoir public.
Aimé dégringola l'étroit escalier et pénétra dans le lavoir, où une étrange odeur de savon l'enveloppa.
Un corps de femme surnageait dans l'eau verdâtre du bassin, au milieu de petits buissons verts. Il gisait, quasi immobile, comme figé par la rinçure, entre les reflets lumineux des fenêtres qui trouaient les murs de la bâtisse.
Il observa la morte: elle était vêtue d'une robe noire et courte, ceinturée à la taille. Puis, il désigna les boules de verdure qui l'entouraient :
- De quoi s'agit-il ?
- De gui...
Surpris, il posa ses yeux sur Etienne avant de les reposer sur le cadavre qu'un léger ondoiement de l'eau poussait vers la margelle. Une boule de gui s'accrocha aux jambes gainées de gris. Une autre s'emmêla à la longue chevelure blonde.
- Salut Aimé !
- Salut toubib !... Tu avances l'hypothèse d'un meurtre...
- Oui... J'ai examiné le corps et je pense que cette femme a été empoisonnée... On l'a remis dans le bassin... Comme tu l'avais réclamé...
Aimé haussa les épaules, il n'avait jamais demandé pareille absurdité ! Il avait juste dit : " qu'on ne touche à rien "... ce qui ne signifiait pas la même chose !
- Je te fais parvenir mon rapport dans la journée...enchaîna le légiste
- Sur cassette audio, s'écria Aimé, avant d'ajouter : tu connais mon aversion pour la chose écrite.
D'évidence le crime n'avait pas été commis dans le lavoir, alors pourquoi l'assassin y avait-il déposé sa victime ?... Et que signifiaient ces boules de gui ?... Cette affaire puait.
- Vous pouvez évacuer le corps... décréta-t-il avant de préciser à l'adresse d'Etienne : je rentre à pied au commissariat... dès que nous aurons tous les rapports, nous pourrons commencer la tournée des relations de la victime...
Une heure après son arrivée au commissariat, qu'une agitation peu coutumière avait envahi, Aimé Joseph reçut le rapport de l'identité. La morte s'appelait Véronique Chaula, célibataire, âgée de vingt-sept ans, elle résidait cité des Lilas et travaillait comme vendeuse chez Vogue.
D'après les premiers éléments recueillis auprès de ses voisins, elle vivait seule et personne ne lui connaissait d'ami attitré. On la décrivait comme une personne sans histoire.



Aux alentours de treize heures, alors qu'il réintégrait son bureau, après avoir déjeuné dans une brasserie tranquille de la place des Acacias, Aimé trouva sur son bureau le rapport, sur cassette audio, du médecin légiste :
" Les analyses biologiques que j'ai pratiquées sur le corps de la victime ont révélé la présence massive d'aconitine dans le sang, un alcaloïde qui, à forte dose, entraîne la paralysie des muscles respiratoires et la mort par syncope(...) L'auscultation du cadavre m'a permis de conclure d'une part que le poison a été administré à la victime par injection sous-cutanée, en d'autres termes que l'arme du crime est une seringue; d'autre part, que l'heure de meurtre se situe autour de minuit(...) Les divers prélèvements que j'ai effectué sur les vêtements de la victime, ainsi que l'état du cadavre me permettent d'affirmer que la dépouille n'a été jetée dans le lavoir que trois heures plus tard... "
Aimé Joseph pressa le bouton stop du magnétophone.
Un empoisonnement par injection !... Un meurtre où l'arme du crime est une seringue !... Et a quoi rythmaient les boules de gui ?...
Aimé se redressa nerveusement, enfila son manteau et mit le cap vers le magasin de prêt-à-porter pour homme Vogue.



Deux heures plus tard, au terme d'un interrogatoire, aussi vain que fastidieux, des collègues de travail de Véronique Chaula, Aimé réintégra son bureau afin d'y faire le point en compagnie d'Etienne, qui, pour sa part, avait approfondi l'enquête de voisinage.
L'inspecteur n'étant pas encore revenu, il se résolut à décacheter son courrier : besogne exaspérante, puisqu'elle se concluait inévitablement par une séance de lecture.
Il déchira une enveloppe blanche au format d'une carte de voeux.
Son coeur bondit.
" A l'heure actuelle, vous avez certainement découvert ma première " Baigneuse ".
J'espère que vous avez été sensible à la composition florale de cette aquarelle.
Sachez que l'égrainage de mes " Baigneuses ", vecteurs de l'infection, de la gangrène, va cadencer, jusqu'à la dernière lettre, les matinées paisibles de notre bonne vieille ville phallique qui, telle une signature, paraphera mon oeuvre purificatrice. "



Ce fut à six heures du matin que les éboueurs découvrirent le second cadavre.
La victime, une jeune femme de trente et un ans, vendeuse chez Homme, avait été assassinée par une injection massive d'aconitine. Son corps avait été, ensuite, jeté dans une des poubelles municipales de la rue de L'Isly et recouvert de boules de gui.
A son retour des interrogatoires des proches de la victime, Aimé Joseph trouva, au milieu de son courrier, une enveloppe identique à celle de la veille.
Il la décacheta nerveusement.
" L'Isly rivière du Maroc oriental, sous affluant de la Tafna. Victoire de Bugeaud sur les Marocains.
Seconde victoire sur la contagion, seconde ablation et toujours la même composition florale...
Je la baptise : " La Baigneuse au griffon "
Quel lien existait-il entre ces deux femmes ? Apparemment aucun, mis à part leur profession.



Dans la nuit qui suivit, les contrôles d'identité furent renforcés et il fut procédé à plus d'une centaine d'interpellations. Pourtant, juste avant que le jour ne se lève, un nouveau cadavre féminin fut ramassé aux Allées Paul Valérie.
- Qui a découvert le corps ? demanda précipitamment Aimé Joseph.
- Ce Monsieur... lui indiqua Etienne.
Aimé considéra l'homme en question : un type maigre, d'une quarantaine d'année, au crâne légèrement dégarni, arborant une moustache drue et une paire de lunettes sans monture.
- C'est vous qui avez découvert le corps ?
L'homme hocha la tête.
- Vous vous appelez ?
- George Karaman...
Aimé jeta un oeil impatient sur sa montre, puis il enchaîna :
- Puis-je savoir ce que vous faisiez ici à cette heure ci ?
- Je me promenais... J'aime bien me promener dans le parc Beaumont au petit matin... autour du lac, le long de la cascade... je m'assois au centre du théâtre de verdure et je capte la lumière qui joue entre les branches des arbres...
Le jour ne se lèverait que dans une heure ! Aimé se détourna de l'homme. Un assassin névropathe suffisait amplement à ces emmerdements, inutile d'y ajouter un témoin toqué ! D'autant plus que la tournée des proches de cette nouvelle victime l'attendait et qu'il souhaitait s'entretenir au plus vite avec un médecin de l'hôpital psychiatrique...
- Tenez-vous à notre disposition... Mon adjoint recueillera votre déposition.



Le lendemain, toute la presse locale titrait sur ce troisième meurtre. La République des Pyrénées, probablement impressionnée par le fait que l'assassin parsemait les corps de ses victimes de gui, barrait sa manchette de lettres énormes, deux fois plus grandes que pour la victoire de l'équipe de basket : " Serial Killer : Le Druide tue de nouveau"
Le regard d'Aimé se décolla de la pile de rapports qui encombraient son bureau pour se porter sur la petite enveloppe qui était posée devant lui. Un nouveau message du tueur...
" Valéry Paul né à Séte, port de la Méditerranée.
Cet éternel chercheur de l'unité créatrice de l'esprit aurait été sensible à la " Baigneuse blonde " dont je viens d'honorer l'allée que lui a dédiée cette ville, ce cloaque infectieux !
Celle-ci clôture la première partie de mon alphabet. "
Aimé s'avança jusqu'au plan de la ville, punaisé au mur, et marqua d'une croix rageuse les rues où avaient été découverts les cadavres.
Le tueur les choisissait-il au hasard ?
Au terme de deux jours de répit, celui que la presse surnommait le Druide se remit à l'ouvrage.
Il assassina en premier une des vendeuses du magasin de prêt à porter masculin Au Grand Méchant Look et abandonna son cadavre rue Sully sur la terrasse d'un restaurant saisonnier. Sa cinquième victime, une vendeuse, elle aussi, fut retrouvée rue Clémence Isaure. Quant à sa sixième proie elle fut découverte au nord de la ville, rue des Druides, adossée au mur d'une villa, au milieu, elle aussi, d'un parterre de gui.
Comme lors de la première série de meurtres, Aimé Joseph reçut, chaque matin, un message du meurtrier :
" Sully, né dans l'Ile-de-france, dota le pays de canaux.
Je lui offre cette " Baigneuse se coiffant " et vous souhaite une bonne journée ! "
" Isaure, fondatrice des jeux floraux, emblème de notre ville.
Aurait-elle été sensible à cette " Baigneuse endormie ", seconde lettre de mon alphabet rédempteur. "
" Druides, pseudonyme dont la presse m'a affublé et que je reçois telle une distinction.
Que faisaient les druides ? Cueillir le gui, débarrasser les arbres de ce parasite, de ce poison qui croît sur les branches des poiriers, des pommiers... des arbres de vie !
En quoi consiste mon oeuvre ? Je débarrasse nos rues de ces germes infectieux, de ces femmes ensorceleuses, aux mains sataniques, aux doigts effilés... Je les mue en " Baigneuses ".
Demain, vous comprendrez !... Mais il sera trop tard ! Car, demain, s'achève ma cueillette, et demain : Au gui l'an neuf, je signe, vous offre ma " Nature Morte " et deviens immortel... A demain pour notre dernière rencontre ! "



- Nom de Dieu ! hurla le grand patron, six cadavres en huit jours !... C'est pire qu'à Chicago !... Le préfet, le ministre, les journalistes... les commerçants... Tout le monde me téléphone pour m'engueuler !... Savez-vous combien les renseignements généraux ont dénombré de journalistes dans notre ville ?... Cent cinquante !... Cent cinquante journalistes... dont une soixantaine d'étrangers, vingt-cinq équipe de télé... Pau est devenue, en l'espace de quatre jours, le centre du monde !
Aimé Joseph contempla son supérieur sans piper mot. Ce n'était pas le moment de parler !
- Où en êtes-vous de votre enquête ?
Aimé gonfla ses poumons et leva ses yeux vers son patron qui venait de se dresser derrière son bureau.
- Nous ne possédons aucun indice, aucune piste...ce type tue au hasard, sans mobile...
- Sans mobile !... Au hasard !... Vous plaisantez !... Il ne tue que des vendeuses !... Vous appelez ça le hasard ? Et vous pensez que sa haine des vendeuses n'a pas de mobile ?
- Certes... mais lorsque je parle de mobiles, je sous-entends des mobiles rationnels, or, ce n'est pas le cas... c'est un fou !
- Alors enquêtez chez les fous !
- Je me suis fait communiquer la liste de tous les internés... Nous avons interrogé une dizaine de médecins du centre ainsi que toutes les personnes qui sont suivies à domicile...
- Et vos indics ?
- Nous avons secoué les puces de chacun d'eux... Nous avons interpellé une trentaine de drogués notoires... on ne compte plus les truands, en tout genre, que nous avons appréhendé... Je vous répète que nous n'avons aucun indice.
- Aucun indice ! Et les boules de gui... C'est quoi ça !
- Un message... Un message que ce fou nous envoie...



Sourd à l'agitation qui régnait dans les couloirs, Aimé regagna son bureau, et s'assit derrière sa table, qui croulait sous les rapports écrits provenant des divers laboratoires de la police scientifique.
Qu'est ce qui poussait ce type à tuer des vendeuses de vêtements ?
" La haine meurtrière qu'il voue à ces femmes exprimait la nature irrémissible des reproches qu'il nourrit à leur égard : il les tient pour coupables de faits tragiques " lui avait expliqué un des multiples psychiatres qu'il avait auditionné.
Aimé ferma les yeux.
Mais de quels faits impardonnables s'agissait-il ?
" N'importe quoi, un détail, un geste anodin... "
" Demain vous comprendrez... Mais il sera trop tard ! Car demain s'achève ma cueillette, et demain : Au gui l'an neuf, je signe, vous offre ma " Nature Morte " et deviens immortel... A demain donc pour notre dernière rencontre ! "
Demain... demain est aujourd'hui.
Cette nuit, ce malade commettrait son dernier crime ! Du moins l'annonçait-il, et il n'y avait aucune raison d'en douter !
Aimé grimaça. C'était sa dernière chance de le coincer, avant qu'une nouvelle crise de démence ne le conduise à récidiver.
Mais comment faire pour l'identifier ?
Il scruta fébrilement le plan de la ville. Celui-ci s'ornait maintenant de six croix rouges : Hédas, Isly, Valéry, Sully, Isaure, Druides.
Ce type avait-il choisi ces rues au hasard ? C'était peu probable ! Un meurtrier qui utilise une seringue en guise d'arme, qui recouvre ses victimes de gui, qui écrit le lendemain de chaque crime à la police et qui baptise ses victimes " baigneuses ", ne laisse pas le hasard le guider quant au choix des rues où il dépose les corps !
Malgré sa répulsion pour la chose écrite, Aimé avait dû compulser, en huit jours, des centaines de pages, lire et relire des dizaines de fois les lettres du tueur, à tel point qu'il les connaissait par coeur !
Il se fraya difficilement un chemin parmi la foule dense des quidams qui remontaient la rue Serviez alors qu'il la descendait.
Des magasins !... Cette rue dégorgeait de magasins de vêtements !...
Il ne tuait que des vendeuses de vêtements pour hommes... Uniquement pour hommes...
Il pénétra dans la première boutique venue. Immédiatement, il fouilla le local des yeux, à la recherche d'une vendeuse... d'une future baigneuse... d'un vecteur de l'infection...
Son regard se posa sur une rousse... une fausse rousse... Une grande fille, vêtue de noir... aux habits moulants...
- Que puis-je pour vous, Monsieur ?
- Rien... Je regarde...
- Et bien je vous laisse faire...
La femme s'éloigna vers un autre client, vers une autre proie... Elle lui parla... Il lui répondit... Elle rit, d'un rire cristallin... stupide... dangereux... ensorceleur... satanique.
L'homme pénétra dans une cabine d'essayage. Deux minutes plus tard, il en ressortit en ayant enfilé un pantalon... un pantalon trop long...
La vendeuse s'accroupit à ses pieds... Elle saisit le revers de pantalon... le plia... Ses doigts sataniques, effilés, propagateurs de la contagion, enfoncèrent, dans le tissu, des aiguilles... L'homme sursauta.... Elle venait de le piquer !... de le piquer avec une aiguille !... Une seringue !...
- Nom de Dieu !
Dans le magasin, tout le monde se figea.
- Ce n'est rien... ne vous inquiétez pas !... hurla Aimé Joseph, en exhibant aussitôt sa carte de police.
Et il sortit promptement dans la rue, qui, imperturbable, charriait le badaud par vagues compactes. Nerveusement, planté au milieu du trottoir, il plongea sa main dans la poche de sa veste. Il sortit son chéquier et inscrivit au dos de celui-ci la première lettre du nom de chaque rue où avait été trouvé un corps.
- Nom de Dieu !
Il ne se trompait pas ! H.I.V, SID...
Quelle lettre manquait-il, à ce que le déséquilibré appelait son alphabet rédempteur, sinon le A ?



- Je ne sais pas !... Peut-être se figure-t-il avoir chopé le SIDA lors d'un essayage !... Parce qu'une vendeuse l'a piqué avec une aiguille !... Peut-être n'est il même pas atteint du SIDA!...
- Et il tuerait les vendeuses pour se venger !...Votre explication est quelque peu farfelue... murmura le grand patron.
- En effet... mais nous sommes aux prises avec un taré !... et tout est possible !... C'est probablement notre dernière chance de le chopper !
- Et si vous vous trompez ?... Vous rendez-vous compte de ce que vous demandez ? Mettre 115 rues sous surveillance !... Mais nous ne disposons pas d'assez d'hommes !
- Je ne me trompe pas !... Il faut mettre toutes les rues de l'agglomération, dont le nom commence par un A, sous surveillance... Téléphonez au ministre... faites appel à l'armée !
- Vous avez perdu la raison !



Sans but, pour se calmer, il traversa la ville à grandes enjambées. Ses pas le conduisirent jusqu'à la cathédrale, qu'il laissa aussitôt derrière lui. Parvenu devant la station du funiculaire qui surplombait le Gave, il stoppa sa course et observa un des wagons bleus qui descendait, pendant que l'autre gravissait la pente. Ses yeux se posèrent sur les toits luisants des bâtiments de la gare qui s'étalaient en contre bas... Dans le ciel, un nuage poussé par le vent, démasqua le soleil... Le rayon lumineux percuta les toits des entrepôts de la SNCF... Il scruta l'horizon... La lumière...
Brusquement, il pivota sur ses talons, et, comme à la recherche d'un élément capital, il détailla les façades cannoises du boulevard des Pyrénées.
- Nom de Dieu!... éructa-t-il et, sans prêter la moindre attention à la statue d'Henri IV, ou pour le kiosque à musique en fer forgé, il traversa, de nouveau, au pas de course, la place Royale.
Il déboula, tel un fou, dans la librairie de la rue de Foix. Ses yeux sautèrent de présentoir en présentoir... Un vent de panique l'enveloppa...Les murs vomissaient des tonnes de livres.
- Vous désirez ? s'enquit le patron de la librairie.
- Consulter un livre... un livre sur l'histoire de la peinture !... bégaya Aimé en brandissant sa carte de police.
Le patron s'avança vers une étagère pour en extraire un ouvrage qu'il lui tendit aussitôt. Aimé le saisit fiévreusement, l'ouvrit et se mit à tourner les pages :
" Le Fauvisme... Le pointillisme... L'Impressionnisme... Le Surréalisme... "
Ses yeux couraient le long des mots, au hasard, sans lire... " Les baigneuses ", c'était une toile d'un peintre Impressionniste... Mais de quel peintre ?
" Les impressionnistes isolent un seul élément de la réalité -la lumière- pour interpréter la nature dans son entier. "
Aimé leva les yeux au plafond.
" A demain donc pour notre dernière rencontre "... " La lumière. "
Il avait rencontré l'assassin !...
" La lumière "...
Qui lui avait parlé de la lumière ?... Il ferma les yeux... Les visages de centaines de personnes, qu'il avait interrogées, défilèrent devant lui...
- Nom de Dieu ! hurla-t-il, en balançant le livre sur un présentoir : Le téléphone !... Il faut que je téléphone !
Il lui fallut trois minutes, trois minutes durant lesquelles il trépigna d'impatience, avant d'obtenir, son adjoint à l'autre bout du fil.
- Etienne !... Vous prenez dix hommes avec vous et vous foncez chez Karaman... Le type qui a trouvé le corps de la troisième victime... Pour l'interpeller !... Filez-moi son adresse !... je vous y rejoins directement !...



Lorsque Aimé débarqua chez Karaman, ce fut pour apprendre que celui ci avait filé bien avant l'arrivée d'Etienne.
- Merde !... éructa-t-il, puis il enfila le couloir de l'appartement, jeta un oeil sur les reproductions de toiles impressionnistes qui le tapissaient, avant de s'immobiliser et de lâcher, en faisant face à son adjoint : Lancez un mandat d'arrêt contre ce type...
- Vous croyez que c'est l'assassin ?
- Je ne sais pas...
Il localisa un flacon de médicament posé à coté du téléphone :
- Quoi qu'il en soit ce type consomme de l'AZT...
- Cela ne prouve rien ! commenta Etienne.
- Je sais... grommela Aimé en haussant les épaules.
Quelques instants plus tard, l'inspecteur, parti explorer la salle de bain, bondit dans le couloir en brandissant une dizaine de seringues.
- Putain !... C'était lui !...
C'était lui, et il venait de prendre la fuite.
- Au boulot !... Soulevez tous les tapis !... Défoncez le plancher... Nous devons trouver des indices... des indices pour l'arrêter avant cette nuit... avant qu'il ne tue de nouveau !... Je contacte le grand patron... J'espère que nous disposerons d'assez d'hommes pour placer sous surveillance toutes les rues dont le nom commence par un A !...
Aimé composa le numéro du commissariat Son regard se fixa sur une des reproductions d'impressionnistes... Les murs du couloir en étaient recouverts... de ses peintres qui cherchaient la lumière...
Il se figea.
" Les Baigneuses "... Une série de toiles de Renoir !
Il obtint sa communication au même instant que ce souvenir d'ex homme lettré s'imposait à lui.
- Existe-t-il une rue ou une place Renoir dans la ville ? demanda-t-il aussitôt à son supérieur.
- Une rue Renoir ?
- Oui... Renoir !... C'est dans cette rue que le tueur déposera le corps de sa dernière victime...
- Mais vous parliez d'une rue commençant par un A !... ricana son patro

Aimé l'interrompit.
- Je m'étais trompé... enfin presque... Renoir !... Le peintre !... Auguste Renoir !... l'appartement de ce type est couvert de copies de ce peintre !
- Parce que vous l'avez identifié ? s'étrangla le patron.
- Oui... Mais il a pris la fuite !
Subitement, des phares trouèrent la nuit opaque et froide.
- Le voilà !... s'écria Etienne qui, en compagnie d'Aimé, surveillait la rue Auguste Renoir depuis plus de cinq heures.
- Du calme... rien ne prouve que ce soit notre homme ! riposta le commissaire, mais il lança, malgré tout, dans la radio : Vérifiez à qui appartient cette voiture et tenez-vous prêt.
La voiture s'avança lentement jusqu'à mi rue, puis se gara le long du trottoir.
Le moteur se tut.
- Qu'est ce qu'il fout ? s'étonna Etienne.
- Je ne sais pas...
" Il s'agit bien de la voiture du suspect... " énonça une voix sortie de la radio.
Le tueur utilisait son automobile... Il coupait le moteur... A quoi rythmait ce micmac ?
- Que fait-il ? demanda Aimé à Etienne qui observait le véhicule à l'aide d'une paire de jumelles à infrarouge.
- Rien... Il est assis... immobile... A croire qu'il dort...
- Nom de Dieu !... On intervient !... immédiatement !... hurla, dans la radio, le commissaire à l'adresse de tous ses hommes disséminés dans des véhicules le long de la rue :
" demain... je vous offre ma " Nature Morte " ".
Un concert de crissements de pneus envahit la rue... Des cris retentirent... Mais il était trop tard, le tueur était devenu " immortel ".



Aimé longea le restaurant " A la gousse d'Ail ", jeta un oeil distrait sur la façade couverte de bois vert de la salle de sport du Hédas et enfila l'étroit boyau Parentoy.
Le tueur à la seringue s'était suicidé, impunément, d'une injection d'aconitine...Impunément, puisque il avait été incapable de le stopper...
Au milieu de la venelle, juste avant de franchir le portail de fer blanc, et de s'engouffrer dans le court tronçon coudé qui progressait sous de hautes bâtisses, il marqua le pas. Non pas parce que la volée de marches qu'il venait de gravir l'eut essoufflé, mais parce qu'il n'avait plus envie d'aller de l'avant.
Pourquoi n'avait-il réussi à percer les mobiles du tueur qu'au dernier moment ?
Les paroles d'une chanteuse de Jazz lui traversèrent l'esprit : " Même les chiens ne m'aiment pas ". Lui, il n'aimait même pas les chiens.
Il remonta le col de son manteau, fixa le lierre qui couvrait le sommet de l'une des parois du passage et reprit son ascension.
Parce qu'il s'était noyé sous les rapports écrits, parce qu'il ne s'était pas laissé guider par ses intuitions !
Il ne tenta même pas de déchiffrer le tag qui ornait un des murs, et déboucha dans la rue des Cordeliers. Il embrassa du regard l'enfilade d'étals de vêtements ou de chaussures qui avaient envahi la rue semi piétonne.
Il se fraya un chemin parmi la foule dense des quidams. Subitement, il eut l'impression que quelqu'un l'observait. Il pivota prestement sur ces talons. Ses yeux tombèrent sur une vieille affiche municipale qui annonçait la tenue du Salon du Livre de Pau. Il détourna la tête en haussant les épaules.
Lorsqu'il arriva rue O'Quin, il avait chassé de son esprit le souvenir de sa femme.

Vos commentaires

Etant un ancien palois, j'ai lu cette nouvelle avec surprise et plaisir...
        
R.Calam # milakine@yahoo.co.uk
jour de sa mise en ligne
super lecture.
        
amy shark # same as usual
jour de sa mise en ligne
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